La ballade de Jörg Zipprick
le vaillant chevalier contre le dragon moléculaire
Un blog sans un coup de gueule, ça ne serait pas tout à fait un blog n’est-ce pas ?
Je m’efforce depuis le début à partager mon enthousiasme sur la cuisine, la gastronomie sous tous ses aspects, et si j’exerce parfois ma langue critique ce n’est que par amour pour cet art des saveurs et des senteurs. Certaines personnes cependant semblent motivées par d’autres ambitions, et aujourd’hui je me sens dans l’impossibilité de ne pas réagir à des mots que je viens de lire dans le dernier numéro du magazine Gmag (n° 18 – nov.-déc. 2013).
Je vais donc vous parler d’un journaliste, Jörg Zipprick, qui mène une bataille sans merci contre la cuisine moléculaire, et qui vient de pondre le summum de la malhonnêteté intellectuelle, un article intitulé « La genèse du moléculaire selon Harold McGee ».
Jörg Zipprick a écrit en 2009 un livre intitulé Les dessous peu appétissants de la cuisine moléculaire (éd. Favre). Je n’ai pas lu ce livre, je préfère vous le dire. J’ai par contre lu de nombreux textes de son auteur, et suis familier de son aversion pour cette cuisine. Il n’hésite en effet jamais à inclure des piques, plus ou moins justifiées, sur la cuisine moderniste dans tous ses articles, y compris parfois quand ceux-ci n’ont rien à voir avec le sujet (par exemple un article sur la gastronomie allemande, dans le n° 16 du même Gmag…).
Il est légitime de se méfier de la nouveauté, je suis moi-même un méfiant-en-chef. Mais là où Jörg Zipprick dépasse les bornes, c’est quand il se réapproprie des propos de Harold McGee pour mieux servir son propre argumentaire anti-moléculaire.
Venons-en aux faits. Dans son article « La genèse du moléculaire selon Harold McGee », M. Zipprick traduit des passages du site Curious Cook, dudit Harold McGee. Cet auteur est connu pour avoir écrit On Food and Cooking ((la bible sur tout ce qui se rapporte aux aliments et aux réactions physico-chimiques qui se produisent quand on les cuisine)) et également pour avoir participé à la première conférence de l’atelier d’Erice en Sicile, intitulé « International workshop on molecular and physical gastronomy » (1992), aux côtés de Nicholas Kurti et Hervé This. Cet atelier a vu la naissance du terme « gastronomie moléculaire », et est donc considéré comme une date importante dans l’histoire de ce qu’on appelle aujourd’hui la cuisine moléculaire. Afin de rétablir la vérité sur certains points flous (notamment la participation souvent occultée d’Elizabeth Cawdry Thomas), McGee a donc écrit cet article en mai 2008.
Cinq ans plus tard, M. Zipprick, en sélectionnant les passages qui l’arrangent, manipule le lecteur pour mieux poursuivre sa prêche obsessionnelle.
Prenons une citation de M. McGee rapportée par M. Zipprick :
« Quand Nicholas a accepté de diriger l’atelier, Elizabeth m’a téléphoné pour demander si je serais prêt à lui venir en aide en tant que co-organisateur. J’ai tout de suite accepté. Nicholas a également invité un jeune rédacteur en chef de Paris, Hervé This… ».
Vous les voyez ? Ces petits points de suspension perfides ? Suis-je paranoïaque de croire que la phrase de M. McGee a été coupée ainsi pour insinuer que la présence de M. This n’était qu’anecdotique ? Pourtant, si on regarde le site Curious Cook, on peut y lire la suite :
« Nicholas a également invité un jeune rédacteur en chef de Paris, Hervé This, pour former ce qu’il décrit à Zichichi ((physicien, directeur de l’Ettore Majorana center)) comme un ‘triumvirat pour diriger l’université d’été.' ».
Un triumvirat. On est quand même loin de l’anecdote.
Pour MM. McGee et Kurti, Hervé This était donc bien la troisième brique fondamentale pour mener à bien cet atelier, et pas un simple point de suspension. C’est d’ailleurs toujours avec respect et admiration que McGee évoque This dans ses textes ou lors de conférences.
Ceci est important car Hervé This fait beaucoup de bruit sur la gastronomie moléculaire, il en est l’un des fondateurs, et c’est par conséquent souvent vers lui qu’on se tourne pour en explorer l’histoire. Jörg Zipprick a donc tout intérêt à minimiser l’importance de ce physico-chimiste, pour refaçonner sa version zipprickienne de l’histoire.
Autre citation :
« de tous les chefs qui viennent d’être associés à la « gastronomie moléculaire », Pierre Gagnaire et Heston Blumenthal ont été les seuls à participer à l’atelier d’Erice… Ferran Adrià, le pionnier le plus influent de la cuisine expérimentale, n’a jamais été invité à l’atelier d’Erice – pas plus que n’importe quel chef espagnol… ».
Et revoilà à nouveau ces points de suspension… Quel passage a été occulté cette fois ? Celui qui dit ceci :
« Adrià commença son programme de poursuite de l’innovation en 1988, et créa un laboratoire-atelier dédié à la recherche et innovation en 1997. »
En oubliant cette phrase, on pourrait croire que Ferran Adrià se réclame illégitimement du mouvement de la gastronomie moléculaire. Pourtant, McGee semble simplement vouloir préciser que le chef Adrià menait ses propres recherches en parallèle (il est également important de noter que Ferran Adrià a toujours rejeté le terme « moléculaire »). Lorsqu’on sait à quel point McGee respecte Adrià, et à quel point Zipprick est critique vis à vis de ce chef, on ne peut penser honnêtement que l’omission de cette phrase a été laissée au hasard.
Poursuivons :
« Les ateliers de gastronomie moléculaire et physique n’ont pas exploré la cuisine au niveau moléculaire. Ils n’ont pas non plus mis l’accent sur l’innovation. L’accent était mis sur l’étude des préparations culinaires traditionnelles. Comment elles fonctionnent et comment elles pourraient être améliorées par une meilleure compréhension de la physique de base et de la chimie impliquée. »
Quel scoop tient là M. Zipprick !
H. McGee cherche à dissiper des malentendus sur la cuisine dite « moléculaire ». Malentendus que tous les chefs ont toujours cherché à éradiquer. L’invention récente du terme « cuisine moderniste » sert, par exemple, à affirmer une fois pour toutes que la cuisine moléculaire ne manipule pas les molécules (ou en tout cas, pas plus que lorsque vous cuisez des pâtes dans de l’eau bouillante !). Quant à la dernière partie de la phrase sus-citée, on peut se demander ce que M. Zipprick lui trouve d’étonnant. Je vous rappelle que les séminaires de gastronomie moléculaire qui continuent d’avoir lieu régulièrement à l’école Ferrandi n’ont pas viré de bord. Au programme du dernier en date : « Pour un sauté de volaille ou de porc, le matériau du sautoir est-il important ? ». L’épisode du mois prochain ? « Le sel sur la levure l’empêche-t-elle de faire lever les pâtes ? ». Vous voyez, il n’est pas question de molécule bizarroïde, pas plus que de vilains additifs ou d’innovation.
J’essaye de comprendre en quoi M. Zipprick a l’impression que cette information diffère de l’histoire « officielle » ? Est-il en train d’insinuer qu’il existerait une « gastronomie moléculaire originelle », saine, qui ne manipulait pas les molécules ; et que les chefs modernes comme Ferran Adrià, sont des suppôts de Satan qui chatouillent chaque molécule de votre pudding en ricanant diaboliquement ?
J’exagère ?
Alors pourquoi conclut-il son article en disant : « Il y a effectivement une grande différence avec l’histoire « officielle », répandue par la presse française. » ? J’avoue avoir beaucoup de mal à saisir… De ce que j’ai pu lire ces cinq dernières années, l’histoire « officielle » répandue par la presse française affirme que la cuisine moléculaire est dangereuse, qu’elle est bourrée d’additifs, qu’elle nie la tradition, que les chefs bidouillent les molécules comme on jouerait avec des bombes à neutrons, et qu’il faut revenir à une nourriture saine et « naturelle » comme chez mémé. Tout ceci ressemble étonnamment aux arguments habituels de Zipprick. Je ne peux donc qu’en conclure qu’il utilise les textes factuels de Harold McGee pour servir malicieusement son combat anti-moléculaire (et au passage décapiter discrètement Hervé This et Ferran Adrià).
C’est cette manipulation que je dénonce ici.
Je suis ouvert au débat, je ne pense pas qu’un type de cuisine vaille mieux qu’un autre, mais je suis convaincu que la curiosité vaut mieux que l’obscurantisme. Utiliser les propos d’un homme qui a toujours mis en avant l’importance du lien entre science et gastronomie ; un homme qui donne des conférences et des cours à Harvard aux côtés de chefs « moléculaires » comme Ferran Adrià, les frères Roca ou Wylie Dufresne ; un ami d’Hervé This qui a toujours affirmé publiquement avoir les mêmes intérêts pour une meilleure compréhension de la physique et chimie des aliments ; utiliser ses propos pour, semble-t-il, nourrir l’inconscient collectif du mal viscéral qu’est la gastronomie moléculaire, est d’une honte répugnante.
M. Zipprick, les choses ont bien évolué depuis que vous avez écrit votre livre. Les techniques modernes comme le siphon ou la cuisson basse-température sous-vide, sont de plus en plus présentes dans les restaurants de tous bords, et même chez la ménagère qui ne se contente plus des casseroles en cuivre et du four à bois pour préparer le souper. La cuisine moléculaire est devenue « moderniste », et que cela puisse faire rire n’y change rien, la mode est passée, mais les innovations sont là pour durer… et de nouvelles arrivent… Vous avez raison d’être vigilent, prudent, mais lorsque cela vire au fanatisme religieux il y a des raisons de s’inquiéter. Quatre ans après la parution de votre livre vous déterrez un article vieux de cinq ans pour soit disant révéler au grand jour la « véritable histoire de la gastronomie moléculaire », c’est dire si vous semblez manquer cruellement d’inspiration. Ne pensez-vous pas qu’il serait temps de tourner la page ?
Si vous souhaitez constater par vous-même ce que dit Harold McGee, je vous invite à aller sur son site Curious Cook (en anglais).
Par ailleurs, si vous voulez en savoir plus sur ce qu’est exactement la cuisine moléculaire ou moderniste, et désarmer certaines idées reçues, vous pouvez visiter mon article sur Chez Food.
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