Éléments de conversations culinaires – Anne-Sophie Pic

Les plus belles découvertes sont celles qu’on n’attend pas. On se laisse aller gentiment au flot de la rivière en croyant arriver en terre connue, et puis on déboule sur une petite source d’eau aussi inattendue qu’enchanteresse…

Ainsi, lorsque Alexandre C. enfila sa barbe blanche et se coiffa de la tunique rouge de saison pour m’offrir Éléments de conversations culinaires d’Anne-Sophie Pic, je ne pensais pas que sa lecture m’enthousiasmerait à ce point !

Un entretien c’est monocorde, on déambule sur une ligne droite, avec de petites acrobaties par-ci par-là, quelques courbettes, un rythme constant et on en ressort (si possible) moins bête qu’avant, mais pas forcément plus intelligent.

Une conversation, elle, délie le fil, tisse une toile faite de recoins, de rustines aussi, s’éparpille dans une broderie complexe sans toujours faire sens. Elle est vivante, touche un truc, un truc vrai.

Cette série de conversations entre Anne-Sophie Pic, chef 3 étoiles du restaurant La Maison Pic à Valence, et l’auteure Ryoko Sekiguchi, le philosophe Michel Onfray, le designer Stéphane Bureaux, le chef Alexandre Gauthier, le parfumeur Francis Kurkdjian, l’historien Pascal Ory, le tout coordonné subtilement par Laurent Seminel (directeur des éditions Menu Fretin) se décline en deux, ou parfois trois temps. Une première rencontre se fait avant que l’invité n’ai goûté à la cuisine de Pic, puis un ou plusieurs autres dialogues ont lieu le lendemain, après le délire papillesque…

Car délire il y a. Le ton de chaque protagoniste (à l’exception peut-être de M. Kurkdjian, à l’ego bien huilé) change après être passé par les quelques plats de la maison. Si le respect est indubitablement là dès le départ, il se crée par la suite une admiration humble ou peut-être une fascination… et vous l’aurez compris par la peine que j’ai à choisir mes mots, cette fascination transcende les pages.

Mais ne croyez pas qu’il s’agisse d’un exercice de léchage de bottes étoilées, car personne ne mâche ses mots, et les éloges sont parsemées de bémols, de contrariétés, de reproches parfois. Et on croit assister alors, sous nos yeux, à la construction même d’Anne-Sophie Pic, qui parfois s’excuse, souvent hésite, mais assume aussi pleinement certains choix. On découvre une fragilité, une chercheuse en quête d’harmonie, une poète peut-être trop occupée à trouver l’accord juste pour prendre le recul nécessaire à se rendre compte qu’il s’agit bien de poésie.

L’idée d’utiliser diverses pointures dans des domaines aussi variés aurait pu noyer le poisson ou faire gadget. Mais lorsque les mêmes thèmes reviennent, que les mêmes préoccupations sont abordées, cela fait sens. Et en avançant pas à pas, mot à mot, l’univers de chaque hôte se greffe à celui de Mme. Pic, pour mieux la dévoiler.

Je ne vais pas parler ici de contenu, car je ne vois pas l’intérêt de résumer l’héritage, la vie, les sources d’inspiration ou le processus de création d’Anne-Sophie Pic, toutes ces choses abordées dans le livre. Car de la même manière que lorsqu’on mange un plat enivrant, on préfère emprunter des mots à la peinture ou à la musique, au monde des sens et sensations, plutôt que d’en décrire la recette ; il m’a paru plus juste de tenter de vous souffler l’esprit de ce livre, ou en tout cas le frisson qu’il m’a provoqué.

Ce livre n’est pas exempt de défauts, comme toute conversation il y a quelques balbutiements, mais cela ne fait que participer à la fraicheur de l’ouvrage. Et puis, je dois bien l’admettre, le plus gros vice de ce livre est de contraindre le lecteur à aller goûter à la cuisine d’Anne-Sophie Pic, car après avoir lu ses mots, il me parait impensable de ne pas un jour aller lire ses saveurs…

Éléments de conversations culinaires
Anne-Sophie Pic
avec Ryoko Sekiguchi, Michel Onfray, Stéphane Bureaux, Alexandre Gauthier, Francis Kurkdjian, Pascal Ory et Laurent Seminel.

Menu Fretin, 2015
224 pages
ISBN 978-2917008898

Un grand merci à Alexandre C. pour ce beau cadeau.