La cuisine moléculaire ou moderniste
ode au vilain petit canard de la gastronomie
À la simple mention du terme « moléculaire », les yeux se lèvent au ciel et la bouche se défigure dans une moue exprimant le dégoût. Puis, petit à petit, le regard se transforme, devient hautain et compatissant, les lèvres commencent à arborer un petit sourire narquois, et l’oreille se fait oisive… Comment écouter sérieusement ce pauvre énergumène qui pense que de la nourriture toute molle, fluorescente et pleine d’additifs, a quelque chose à voir avec le bon vieux ragoût mijoté par Mémé, avec amour et tendresse ?
Devant les a priori généralisés sur ce qu’on appelle la « cuisine moléculaire », j’ai décidé qu’il était temps de remettre les pendules à l’heure.
Gastronomie moléculaire, cuisine moléculaire ou cuisine moderniste ?
Le terme gastronomie moléculaire a été inventé par Hervé This et Nicholas Kurti et désigne l’étude scientifique des phénomènes physiques ou chimiques liés à la gastronomie (pour faire simple). Cette étude, comme toute étude scientifique, a pour but principal la meilleure compréhension de réactions physico-chimiques afin de faire avancer le savoir, la science, et bien sûr la gastronomie. La cuisine moléculaire est l’application de ces découvertes en vue de concocter de bons petits plats (pas forcément mous, pas forcément fluo).
La cuisine moléculaire a aujourd’hui mauvaise réputation, on imagine dans l’assiette des petites boules colorées, avec des goûts de chewing-gum et de parfum, qui ne nous nourrissent pas… pire, qui nous rendent malade. Le mot « moléculaire » donne également la fausse impression que les plats en question ont été travaillés à l’échelle de la molécule, tel un ADN manipulé par le Dr. Frankenstein en personne. En réalité, il n’y a pas plus d’intervention moléculaire sur un steak cuit dans une poêle que sur une sphérification de panais.
Pour ces raisons, la notion de cuisine moderniste a récemment fait son apparition. Elle espère donner une lecture plus juste (une cuisine utilisant des techniques modernes) et cherche à se débarrasser de l’image du « savant fou ».
Je ne m’étendrai pas sur les raisons d’employer l’une ou l’autre terminologie. Pour ma part, je préfère parler de cuisine moderniste ou moderne, mais cela ne change en rien le fond du problème : cette cuisine est injustement moquée et mise à l’écart.
La cuisine moderniste à quoi ça sert ?
La cuisine moderniste cherche à préparer la nourriture la plus délicieuse qui soit, de la manière la plus techniquement parfaite, en se libérant des dictats de la tradition et en questionnant le bien fondé du statu-quo. En cherchant à améliorer les techniques ou à en créer de nouvelles, les chefs expérimentent des nouveaux modes de cuisson, de nouvelles manières de véhiculer des saveurs, des textures surprenantes, etc. Et si les mets qui en résultent peuvent parfois sembler sortir d’un film de science-fiction, extravagants, feu d’artifice, voir kitch, on aurait tort de limiter toute cette cuisine aux quelques notes d’humour ou de fantaisie d’un chef. Ces plats ne constituent pas le cœur du repas, ils ne sont souvent que les cerises sur le gâteau.
L’une des avancées considérable dans la cuisson des viandes a, par exemple, été obtenue grâce à la cuisson à basse température sous vide. Cette technique consiste à prendre une belle entrecôte, l’enfermer dans une poche en plastique, vider l’air de celle-ci, la cuire dans une eau à température constante jusqu’à ce que l’intégralité du morceau de viande soit à la même température, ensuite on la réveille avec un petit coup de chalumeau ou de grill brûlant (après avoir sorti la pièce du sac), et on obtient un steak parfaitement cuit, saignant d’un bout à l’autre, incroyablement juteux (car les protéines n’ayant pas toutes coagulé, la viande a conservé ses jus), extraordinairement tendre (car la cuisson prolongée a fait « fondre » tous les tissus conjonctifs), avec une fine pellicule grillée et savoureuse (grâce au chalumeau). Cette cuisson est impossible à obtenir avec un mode de préparation traditionnel.
La tradition, c’était mieux avant…
La cuisine moderniste s’oppose à la tradition, comme la peinture du 20e siècle s’est opposée à la peinture classique. Mais tout comme Picasso ne reniait pas Velázquez, Delacroix, Manet ; aucun chef moderniste ne renie Carême, Escoffier ou Bocuse, pas plus qu’il ne renie la poule au pot de la tante Yvonne ou le célèbre bœuf bourguignon de papy Pierrot.
D’ailleurs, l’idée même de tradition culinaire est erronée. Prenons l’exemple de la cuisine italienne, cette cuisine de mama, mijotée à feux doux depuis des siècles : sans la découverte de l’Amérique, pas de tomates (bolognaise, arrabiata, napolitaine…), pas de maïs (polenta), pas de pommes de terre (gnocchi). Tous ces plats que nous assimilons naturellement à une cuisine traditionnelle italienne n’ont pas toujours existé.
Au 15e siècle, toujours en Italie, la crème glacée était considérée comme un tour de magie effectué par des chimistes lors de fêtes mondaines, et ce n’est que plus de 100 ans plus tard qu’elle commença à faire son apparition populaire à Naples et Florence, puis en Espagne et en France, devenant le bon dessert « traditionnel » que l’on connaît. Il est primordial de comprendre qu’un jour une glace à la vanille paraissait aussi étrange qu’aujourd’hui du caviar de melon.
Un dernier point au sujet des Italiens et après je les laisse tranquilles : leurs ancêtres, les Romains, étaient friands du garum ; ce fumet très concentré de poisson fermenté, aujourd’hui disparu de la botte, ressemblait étonnamment au nuoc mam vietnamien actuel…
La cuisine a sans-cesse évolué, bougé, elle s’est transformée au fur et à mesure des découvertes, des invasions, des avancées scientifiques, des chemins tracés par les chefs et les cuisiniers passionnés, qui ne se sont pas contentés d’appliquer bêtement les recettes des grimoires, qui n’ont pas obéi aveuglément aux conseils de leurs aïeuls, mais qui ont eu la curiosité de goûter de nouveaux aliments, de nouveaux mariages culinaires et d’essayer de nouvelles techniques.
Oui, mais la cuisine moléculaire c’est tout plein d’additifs !
Depuis des décennies, l’industrie agro-alimentaire bourre ses produits d’additifs. Cherchant sans cesse le profit, elle utilise tous ces suppléments pour rendre les produits moins chers, plus stables et plus appétissants (l’appétit venant principalement de notre instinct primaire à rechercher le sucre et le gras…). Mais au lieu d’assimiler tout additif à un démon cancérigène, il faudrait savoir de quoi l’on parle. Par exemple E300 est de l’acide ascorbique, ou de la vitamine C si vous préférez, il est souvent utilisé pour empêcher les légumes de noircir. E413 est de la gomme adragante, extraite d’une plante cette substance est utilisée depuis le 17e siècle (y compris dans les chaumières). À l’inverse, E460 a été listé par l’ARTAC comme « possiblement cancérigène », mais il s’agit pourtant de cellulose, présente dans les salades, les épinards et toutes les plantes comestibles (même bio !).
Ce que nous mangeons nous fait du bien et nous fait du mal. La guerre n’a pas lieu entre le naturel et l’artificiel, entre le produit et l’additif. Celui-ci peut être bon, mauvais, tout dépend de l’utilisation qu’on en fait (comme le sel, le sucre, le beurre…). Pourquoi accepter le bicarbonate de sodium, que vous utilisez pour faire lever votre cake, et pas de l’agar-agar extrait d’une algue, pour gélifier votre dessert ? Pourquoi serait-il mieux d’épaissir une sauce avec de la farine, qui va diluer le goût et rendre la texture pâteuse, plutôt qu’avec de la gomme de xanthane qui, dans des proportions moindres, donnera une crème souple et onctueuse ?
Je n’ai pas la réponse absolue à ces questions, mais elles valent d’être posées. Il n’est pas logique de tolérer l’ingurgitation de tant de choses « naturelles » qui nous sont nocives (M. This aime souvent rappeler que lorsque l’on fait un barbecue on se gave de benzopyrènes) et de pointer du doigt des produits qui sont souvent inoffensifs sous prétexte qu’ils ne sont pas dans le placard à épices de notre maison de campagne.
Oui mais quand même j’ai entendu dire que ça rendait les gens malades…
Il y a eu, à ma connaissance, deux incidents relayés par les médias au sujet de restaurants moléculaires ayant rendu des convives malades.
Le premier a eu lieu en 2009 au restaurant The Fat Duck à Bray, Angleterre. Plusieurs centaines de personnes ont affirmé avoir été infestées par un « norovirus » ((il est tout de même intéressant de noter que seules 40 personnes se sont plaintes initialement, et qu’une fois que le restaurant a fermé et annoncé qu’il rembourserait les convives malades, le nombre de « cas » a augmenté exponentiellement…)). C’est extrêmement regrettable, surtout au prix d’un dîner dans ce resto, mais ce qui l’est d’avantage c’est la manière avec laquelle les médias ont relayé l’information. En effet, comme vous le savez peut-être, les journalistes ont été ravis d’annoncer fièrement la fin de cette cuisine chimique, artificielle, et qui en plus donne la chiasse ma p’tite dame ! Quelques jours plus tard, après avoir fermé le restaurant et tout analysé méticuleusement, le verdict est tombé : le virus a été propagé par des huitres. Pas par de l’E-machin-chouette, ni par l’utilisation d’une machine bizarroïde. Par des huitres. Je vous laisse imaginer que cette découverte n’a pas été publiée avec les mêmes trompettes que la précédente, et que dans l’esprit de beaucoup de personnes, le Fat Duck rend malade à cause de ses plats contre-nature.
Le deuxième événement est très similaire au premier. Il concerne le restaurant Noma, souvent épargné du label moléculaire car il ne propose que des produits locaux, naturels et une cuisine d’apparence assez « brute », son chef, René Redzepi, n’en utilise pas moins des techniques extrêmement modernes, et cherche constamment l’innovation culinaire (il a travaillé un an au fameux El Bulli). Même scénario : malades, norovirus, presse scandalisée, moléculaire raillé, pourtant la source provenait d’un membre de l’équipe malade : presse pas intéressée.
Plusieurs personnes affirment avoir été malades après un repas au restaurant El Bulli, à Roses en Espagne, mais mes recherches n’ont donné aucune preuve concluante.
Le prix de ces restaurants et leur réputation ne leur laisse aucun droit à l’erreur, pourtant jusqu’à présent, personne n’a jamais été malade suite à l’utilisation d’un « additif » ou d’une technique moderne.
Des cas d’infection sont probablement plus fréquents qu’on ne le pense. Après un repas dans n’importe quel bistrot de quartier, il est probable qu’on puisse passer un sale quart d’heure aux toilettes, mais vous n’allez pas alerter la presse pour autant. En revanche, si vous obtenez les mêmes symptômes après avoir dépensé 10 fois plus d’argent, vous prendrez vos instruments à vent, votre air outré, et vous lèverez le doigt au ciel. Vous auriez parfaitement raison de le faire, je serai d’ailleurs le premier à venir me plaindre sur ce blog, mais jusqu’à preuve du contraire, cela n’a pas plus de chance d’arriver dans un 3 étoiles classique que dans un 3 étoiles moderniste.
D’accord, d’accord, mais moi j’aime les bons produits frais, naturels, délicatement cueillis à la main par un paysan à l’accent ensoleillé.
Imaginez une fraise… la fraise… au goût fruité, intense, acide, au nez floral, aux arrières notes de menthe, chocolat, citron, fruit confit. Comment exalter encore d’avantage sa puissance naturelle ? Comme un bon vin pardi : en l’aérant. Pour ce faire, créons une mousse pour que chaque micro-bulle d’air qui éclatera dans votre bouche soit comme l’essence pure de cette fraise.
Traditionnellement, vous utiliseriez de la crème fouettée, en quantité suffisante pour pouvoir maintenir le poids du jus de fraise, c’est à dire autant de crème que de fruit. Et comme vous avez dilué la saveur avec autant de produit laitier, il va falloir rajouter du sucre et puis un peu de citron pour raviver l’acidité… Stop. Les fraises, une pointe de gélatine, vous mettez le tout dans un siphon. En résulte une mousse au goût intense de fraise, la fraise. Et en plus il y a moins de gras donc ce dessert est plus sain (pour ceux que ça intéresse).
Non seulement le but de la cuisine moderniste est d’en foutre plein la vue à nos papilles, mais en plus, contrairement aux idées reçues, elle célèbre souvent l’ingrédient, sa beauté, et cherche à la sublimer.
Prenons un autre exemple : Nathan Myhrvold a mis au point, pour la parution de son livre Modernist Cuisine, un « beurre de petits pois ». En faisant tourner une purée de petits pois dans une centrifugeuse, trois couches distinctes apparaissent : une couche solide essentiellement composée de fibres sans saveur ; une couche liquide, comme un bouillon de petits pois dans lequel on peut cuire (par exemple) une fricassée de légumes ; et entre les deux, une couche de « gras vert » qui, si l’on en croit les personnes qui l’ont goûtée, aurait un goût extrêmement intense de petits pois avec l’onctuosité et la rondeur d’un bon beurre de baratte.
Je ne veux pas dire que la cuisine moderniste ne cherche qu’à capter l’essence d’un seul ingrédient, il y a bien évidemment des plats très complexes, faisant appel à plusieurs dizaine de produits, dont le but est de créer une symphonie buccale. Mais sans des matières premières irréprochables, des fruits, des légumes, des viandes hors du commun, la cuisine moderniste n’est rien ou du moins pas plus que la cuisine traditionnelle.
Moderniste, moléculaire, on s’en fout ! Parlons cuisine.
Au final à quoi bon mettre des étiquettes ? Ne peut-on pas écouter du baroque, du jazz et de la pop-rock quand ça nous chante ? A-t-on vraiment besoin de savoir que ce groupe de folk a des influences progressives, un chant lyrique et des rythmiques tribales pour apprécier sa musique ?
Certains guitaristes classiques sont bons, d’autres non. Certains guitaristes de flamenco sont meilleurs, d’autres pathétiques. Mais si j’ai tenu à prendre la défense d’un genre dans sa globalité, c’est parce que ce genre est décrié du grand public, et pire, des critiques culinaires. Or il y a là une réelle hypocrisie, car il est très facile de trouver des articles dithyrambiques sur des restaurants ouvertement modernistes, mais dès que le mot « moléculaire » tombe, c’est pour ricaner. Ainsi, il n’est pas rare de lire que tel diner au Noma, à El Bulli, chez Pierre Gagnaire était fantastique, incroyable, bouleversant, mais dès qu’une texture nouvelle est un peu ratée, qu’une mousse sur le coin de l’assiette est de trop, on se mange des « hehe », des « hoho », des « comment ? de la molécule dans mon assiette, c’est tellement ringard, et puis la cuisine moléculaire n’a pas d’âme, c’est insipide… ».
Dans le dernier livre de François Simon, Dans ma bouche, il décrit sa rencontre avec son chef préféré, Pierre Gagnaire (qu’il essaye de faire sortir du carcan moléculaire, peut-être pour justifier son admiration). Je me permets de vous livrer une citation du cuisinier qui me paraît être la meilleure conclusion qui soit à cet article.
« Il faut accepter (…) que chaque mouvement de cuisine a des génies et des imbéciles. La nouvelle cuisine a révolutionné la cuisine française et pourtant, parmi les chefs, il y avait des sans-talents qui vous servaient une demi-tomate au milieu d’une assiette. Il faut accepter qu’un mouvement naisse, s’exalte, meure et laisse place au suivant. »
Alors prenons le bon, jetons le reste, et continuons d’avancer, moléculaire ou non, moderniste ou non, on s’en fout. On veut du bon, on veut du jouissif, on veut de la créativité, on veut du goût.
J’aimerais remercier chaleureusement Mr. Hérvé This dont le travail a inspiré cet article, et qui a de plus gentiment accepté de le parcourir avant sa publication, pour être sûr que je ne dise pas trop d’âneries (je n’en dis pas trop).
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